LE MAQUIS DU SECTEUR DE BARR ET SON CHEF CONRAD KARRER
par Philippe SCHULTZ et Christian SCHMITTHEISLER
Un déserteur de la Waffen SS raconte...
En avril 1944, plusieurs jeunes de la région barroise sont convoqués à Sélestat, au foyer catholique, en vue de leur incorporation de force. Ils doivent se munir de leur convocation, les frais de déplacement sont à leur charge. Parmi eux, Raymond Reihlé qui, au lendemain de la guerre, relate ses souvenirs*.
L’ordre de mobilisation dans la Waffen SS leur est remis à l’issue de la visite médicale. Ils sont attendus à Morhange, en Lorraine, comme tant d’autres du même contingent, afin d’être affectés à une unité. La destination finale reste inconnue.
Raymond Reihlé fait partie de ces jeunes incorporés. Le temps d’embrasser les siens, il se rend chez Conrad Karrer, garagiste à Barr et chef du maquis du secteur de Barr, avec l’ultime espoir d’une échappatoire. Mais, à ce stade, rien n’est envisageable pour lui. Il faut y aller ! Karrer lui promet toutefois de le tenir au courant…
Groupe d'Alsaciens enrôlés de force
dans la Waffen SS, en 1944
La formation dans la Waffen SS est particulièrement éprouvante, quel que soit le centre dans lequel on est affecté : la Hongrie pour ceux d’Orbey ou de la Vallée de la Bruche, parce qu’ils ne parlent pas l’allemand, ou encore Una, Goslar ou Dachau, pour les autres.
Au bout de trois mois d’entrainement forcé, un dimanche matin, Raymond reçoit un courrier dans lequel un « ami » lui annonce avoir rencontré la tante de Hangenbieten lui ayant offert quelques dragées et qu’il espère le revoir bientôt, lors d’une permission, pour lui présenter une connaissance qui, sans doute, lui plaira ! Raymond comprend qu’il s’agit du message tant attendu qui lui redonne espoir.
Mais sans une permission, rien ne sera possible.
Ayant pris connaissance de l’intention des sous-officiers de la compagnie d’organiser une soirée amicale, Reihlé propose spontanément à l’adjudant de fournir le vin nécessaire. L’unité se trouvant au Nord de Frankfort, la région n’offre pas beaucoup de possibilités dans ce domaine. L’idée est donc de se procurer du vin d’Alsace. Un premier voyage aller-retour en trois jours par chemin de fer se fait non sans difficultés, Reihlé et ses deux camarades tombant en plein bombardement de Strasbourg.
Après une brève entrevue avec les familles, c’est le retour à Giessen. Ne pas revenir, à ce moment-là, était trop risqué. Le vin est livré et les sous-officiers sont ravis de ce breuvage enivrant !
Très vite, ils envisagent l’organisation d’une nouvelle soirée. Mais il faut à nouveau du vin, de préférence du très bon et en quantité suffisante. L’adjudant envisage cette fois-ci deux fûts et souhaite même, pour lui, quelques bouteilles bien sélectionnées. Reihlé, interrogé sur la possibilité de s’en occuper à nouveau, confirme sans délais. Mais, au vu de la quantité à transporter, revendique au moins deux accompagnants. C’est accordé !
Une équipe de trois hommes se met donc immédiatement en route, porteuse d’une permission de trois jours. Elle est composée, outre de Raymond Reihlé, d’André Mauler de Gertwiller et de Louis Solbach, viticulteur de Bernardvillé qui s’engage à fournir le vin en question.
La traversée du Rhin se fait le 3 septembre 1944.
Conrad KARRER, chef du maquis du secteur de Barr et futur capitaine des FFI, à la Libération.
Après une brève entrevue avec les familles, les trois hommes se retrouvent, le lendemain matin, chez Oscar Schwob à Barr. On les informe que le rendez-vous est fixé pour le lendemain soir, à la gare de Goxwiller. Paul Rauch de Barr fera également partie de l’équipe. Les choses seraient réglées…
Le lendemain, les quatre hommes se retrouvent donc chez Alfred Hess où ils ont la confirmation que tout est organisé. Alfred Hess avait gagné la complicité de la tenancière du restaurant de la gare de Goxwiller, « A la belle-vue », Berthe Lienhardt, appelée « la tante du maquis ». Sous la salle de danse du restaurant se trouve une cave peu profonde dans laquelle un campement de fortune est installé entre de vieux tonneaux. C’est là que les trois trouvent refuge. Plusieurs autres déserteurs et réfractaires se rajouteront au groupe au courant des jours qui suivent.
Reihlé précise qu’à aucun moment, les familles n’avaient connaissance du lieu où se trouvaient les leurs. Reihlé, Mauler et Solbach sont, à partir du 6 septembre 1944, considérés comme déserteurs. Dès lors, ils risquent à tout moment la peine de mort !
En cas de problème, il est décidé que l’étape suivante serait la tour du château du Landsberg, choisie comme « point de refuge » par Hess. Charles Friess, le garde-chasse, avait stocké, à l’insu des « Feldgendarmen » allemands, une quantité impressionnante de pommes de terre, légumes et conserves afin de ravitailler les réfractaires. Dans le château, le groupe devrait alors tenter de se défendre avec les quelques armes disponibles.
Dans la cave à Goxwiller, les hommes s’occupent à entretenir de vieux fusils et passent le temps à jouer aux cartes, tout en suivant l’actualité, à travers le journal, mais aussi la BBC écoutée avec grande prudence, le soir. Reihlé parle d’une véritable épreuve de patience !
La tension augmente de jour en jour, d’heure en heure. Une razzia imminente de la gendarmerie allemande, dans le secteur de Stotzheim, afin de trouver des déserteurs, se fait connaitre. Certains « Ortsgruppenleiter » insistent auprès du « Kreisleiter » de Sélestat afin d’organiser une opération d’envergure dans les secteurs de l’Ungersberg et du mont Sainte-Odile. Dans le canton de Barr, près de 400 déserteurs sont alors signalés et recherchés.
Karrer et Hess s’impliquent nuit et jour afin de s’organiser.
Alfred HESS et Charles FRIESS
FRIESS et la tour du Landsberg
Seuls deux réfugiés restent chez Mme Lienhardt, les autres passent chez Hess et se cachent entre des caisses à vins et autres cartons. D’autres encore se recouvrent de paille. A l'Ungersberg, on creuse des tunnels. Riehlé se retrouve près du Landsberg, chez Friess, dans son rucher.
La plus grande prudence est de rigueur, d’autant que deux déserteurs allemands viennent de tuer un gendarme à Blienschwiller. En plus, Peter Simiroff, travaillant à l’usine de roues dentées à Sélestat et qui est aussi l’un des armuriers du réseau, vient d’être arrêté par la Gestapo. Connaissant chaque détail de l’organisation, Peter ne livrera aucune information, malgré des interrogatoires à Schirmeck, puis à Gaggenau. Entre temps, Hess avait aménagé dans ses vignes une petite barraque, officiellement pour ses vendangeurs. Cinq hommes y trouveront refuge.
Enfin, nous sommes en novembre et le front se rapproche. Leclerc est arrivé à Strasbourg et de Lattre de Tassigny pousse vers le Nord, depuis Belfort. Les Américains arrivent par les Vosges. L’ennemi recule. Toutefois, des actions directes par les réfractaires ne sont pas envisageables, compte tenu des risques de représailles allemandes sur les populations civiles, à l’exemple de Gérardmer ou Saint-Dié. Néanmoins, des actions ponctuelles sont lancées.
Le groupe Hess attaque un véhicule de commandement allemand pour y voler tous les papiers qu’il contenait, puis en éliminera l’officier responsable. Des armes automatiques sont volées à des Feldgendarmes, ce qui facilitera leur capture, à Valff. Friess localise les batteries allemandes du Gutleutrain et Rotland qui tentent de s’opposer à l’avancée des Américains et les signale à Hess qui signale aux Américains etc.
Dans la plupart des communes, le réseau de Conrad Karrer comptait alors des hommes de confiance : Siat, le garde-chasse de l’Ungersberg, Jean Grau, le fermier du Daubenthal, Lucien Stauffer, Bernard Lichtenberger à Reichsfeld, Louis Girold du « Heissenstein » près de Nothalten, Julien Wolff de Nothalten, Adolphe Ruhlmann de Dambach-la-Ville, Carl Michel, Adolphe et Etienne Gisselbrecht à Dieffenthal. Dans le secteur de Hess, il y avait Charlot Grass de Bourgheim, René Halmenschlager de Valff et bien d’autres.
Autant d’hommes courageux qui s’opposèrent, comme ils le pouvaient, à l’envahisseur et aidèrent beaucoup de réfractaires et déserteurs !
entretien des armes dans une cave à Goxwiller
Ravitaillement chez Mme Lienhardt à Goxwiller
Moment de détente, cachés dans une cabane
le Dr KRIEG soigne un blessé
Chez Mme GRAU au Daubenthal
*Sources : CIGOGNES, Grande revue illustrée de la famille, Edition bilingue – Strasbourg – rue de la Nuée Bleue, n° 10 et 11 des 21 et 28 avril 1946. Extraits et synthèse à partir des articles en langue allemande de Raymond Reihlé et photos.
Conrad KARRER - Capitaine FFI (1898 - 1984)
par Christian SCHMITTHEISLER
Conrad Karrer, fils de Jacob Karrer et d’Anna Catharina Krebser est né le 24/05/1898 à Andelfingen, canton de Zurich, Suisse. Il se marie le 15/03/1925 à Paris avec Christine Kern, d’Ingwiller. De leur union naîtront 2 enfants. Il décède à Barr le 22/04/1982 à l’âge de 83 ans.
Après son apprentissage de mécanicien d’automobiles à Rohrschach en Suisse, il fut chauffeur de taxi à Paris, puis s’installa comme garagiste rue de la Kirneck à Barr en novembre 1928. En 1930 il devient agent de la marque Peugeot.
Dès les mois de juillet 1940, alors que l’occupant vient de s’installer à Barr, il organise l’évasion en zone libre d’une maman juive et sa fille qui s’étaient cachées à l’hôtel de la couronne.
Profitant de sa fonction d’agent Peugeot et de fréquents voyages à Sochaux, il achemine clandestinement du courrier. Enfin, il organise au niveau du canton, une filière d’évasion de prisonniers français vers la zone libre.
Grâce au réseau de correspondants et d’informateurs qu’il a constitué dans tout le canton et sa complicité avec Hauser, le chef de la gendarmerie secrètement opposé à l’idéologie nazie, il arrive à faire échouer une série d’arrestations.
En 1943, il créé le maquis de Barr où viennent se réfugier des personnes traquées par la Gestapo et les jeunes Alsaciens réfractaires ou déserteurs de la Wehrmacht. La plupart seront cachés dans les maisons et fermes isolées du secteur.
À la Libération, ce maquis comptait 331 personnes réparties sur le canton.
Le 1er décembre 1928, Conrad Karrer prend la succession d'Eugène Wilhelm et s'installe comme garagiste automobile de la marque Berliet au
32 de la rue de la Kirneck.
Conrad KARRER lors d'une cérémonie à la Libération de Barr
Pendant les combats de la libération de Barr, il joue un rôle essentiel dans la lutte contre l’incendie de la Mairie, où au mépris des combats il assure le fonctionnement de la moto-pompe qui était installée au pont de la couronne.
Nommé capitaine FFI en 1944, il leva à la Libération une troupe qui fut au combat lors de l’attaque de Strasbourg et de Benfeld en janvier 1945.
À la Libération, Karrer prit la direction du canton de Barr pour la sécurité, le ravitaillement et la reprise de la vie économique jusqu’à l’installation de l’administration civile française le 2 février 1945.
Chevalier de la Légion d’honneur, croix de combattant volontaire de la Résistance, il fut aussi nommé citoyen d’honneur de Barr à titre militaire le 23 février 1972.
Mme KARRER et leur fille Odette secondant le responsable du maquis