BARR sous l'annexion (1940 à 1944)
Par Christian SCHULTZ
Au lendemain de l'armistice du 22 juin 1940, jusqu'au 28 novembre 1944, BARR fut administrée par les Allemands, sous le régime particulier de l'annexion, propre à l'Alsace et au département de la Moselle. Plusieurs articles seront consacrés à ce sujet, afin de comprendre par qui et comment s'organisa, durant cette période, la gestion administrative de la commune, sous l'autorité des nazis.
Une vision ambitieuse de l'urbanisme (1ère partie)
Les projets du maire nazi
L’annexion en 1940 de l’Alsace au Reich allemand eût pour conséquence directe à Barr la mise en place d’une administration municipale pro-nazi. C’est Kamill Fricker, un fonctionnaire issu de l’administration territoriale de la région de Bade, qui sera désigné dès le 15 novembre 1940 comme maire intérimaire de Barr pour prendre en main les affaires de la commune [1].
Fricker, né à Mulhouse en 1896, sera expulsé en 1919 vers l’Allemagne en raison de ses origines allemandes. Empreint d’idéologie nationale-socialiste, il reviendra sur la rive gauche du Rhin avec objectif de gagner la population barroise au nouveau régime.
En soutenant un projet de cité ouvrière de grande envergure destinée à désengorger le centre-ville de la commune, c’est l’urbanisme que Fricker choisira pour marquer le plus durablement son mandat.
​
[1] Le tire „Kommissarischer Bürgermeister der Stadt Barr“ précise le caractère temporaire de sa nomination en vue de futures élections qui devaient se tenir après la guerre selon des modalités qui restaient à définir.
Un habitat ouvrier précaire
Un cabinet d’architecte de Strasbourg sera mandaté pour dresser un inventaire de l’habitat existant du centre barrois et établir une cartographie de la ville qui, selon le constat de l’époque, était inexistante [2].
Le rapport d’architecte dénoncera sans concessions les conditions «quasi moyenâgeuses» qui règnent alors dans certaines arrières-cours barroises :
-
"107 familles occupent des logements insalubres. Certaines chambres sans lumière naturelle ont la taille d’un débarras. Il n’est pas rare de voir des familles de 3 ou 4 enfants installées dans un logement de deux pièces, avec une cuisine vétuste, dans une arrière-cour faiblement éclairée.
-
L’eau courante est souvent absente, l’utilisation de puits extérieurs par plusieurs familles fréquentes.
-
Les toilettes sont du même acabit, plusieurs maisons se partagent un lieu de toilettes extérieur, lui-même démuni d’eau courante.
-
Le risque d’incendie est mis en avant par l’installation sommaire de chaudrons de buanderie dans les cours avec évacuation des fumées par des conduits de 1 à 2 mètres de longueur.
-
Nuisibles et autres cafards s’installent généreusement dans cet habitat ancien. Dans la rue des Cigognes, on signalera un logement avec du papier journal épinglé au plafond de sa cuisine pour éviter aux cafards de tomber dans la soupe.
-
Les cas de tuberculose sont supposés être plus élevés à Barr que la moyenne régionale.
-
L’élevage d’animaux dans des arrière-cours sur de faibles surfaces ne fait qu’aggraver le constat. Des abattoirs travaillent dans des conditions sanitaires inimaginables."
​
Le rapport conclu que 70% des habitations du centre-ville pourraient être vouées à la destruction au regard des normes d’habitat en vigueur.
Bien entendu, ces conclusions pourraient avoir été orientées pour servir les intérêts de son commanditaire, le maire de Barr. Il n’en demeure pas moins qu’un habitat ouvrier précaire exista bel et bien à cette époque, comme en témoignent certaines photos réalisées à BARR, notamment à la fin des années 1930, par Lucien Blumer [3].
[2] Archives municipales de Barr : „Gutachten über die baulichen und Wohnungsverhältnisse der Stadt Barr“ des 20. Dezember 1941 von G.H.Weber – Architekt. (cf. Rapport complet traduit disponible)
[3] Lucien Blumer (1871-1947), peintre impressionniste et photographe alsacien.
Le projet de cité ouvrière
La solution préconisée par le nouveau pouvoir politique est celle de la construction d’un nouveau quartier ou plutôt d’une cité ouvrière, conçue dans l’esprit du régime de l’époque, disposant d’infrastructures culturelles et sportives communes, et permettant à chaque famille ouvrière de cultiver son jardin.
Les terrains constructibles ne sont toutefois pas disponibles pour la réalisation de cet ambitieux projet. Les surfaces existantes sont considérées comme marécageuses ou réservées à l’agriculture. Rendre constructibles ces terrains reviendrait à supprimer des terres agricoles ou puiser dans une réserve foncière qui ne serait plus disponible à l’avenir pour d’autres projets d’extension, notamment industriels.
Fricker émet dès lors l’idée d’un élargissement du ban communal de la ville avec le rattachement d’une ou plusieurs communes voisines [4]. Si Gertwiller est considérée comme la commune la plus proche pour être rattachée à Barr, la logique d’extension se tournera finalement vers Heiligenstein car cette dernière offre une emprise foncière idéale au travers d’une surface de terre longue d’environ 600 à 800 mètres, située à la sortie de Barr mais se trouvant déjà sur le banc communal de sa petite voisine.
​
[4] Archives municipales de Barr : Courrier du 17 Juin 1941 du Burgermeister à Herrn Landkommissar des Kreises Schletschstadt
Création de la commune de BARR-HEILIGENSTEIN
Par une décision du chef de l’administration civile en Alsace du 10 Octobre 1941 [5], Fricker essuie un premier refus du chef de l’administration civile en Alsace Wagner, concluant que Heiligenstein peut très bien continuer à exister sans être rattachée à Barr. Fricker adresse en réponse un long courrier au Landkommissar de Sélestat dans lequel il commence par se défendre de servir une ambition personnelle de voir sa commune passer de 4200 habitants à plus de 5000 habitants. Certes Heiligenstein peut vivre sans Barr mais Barr ne peut nourrir ses ambitions urbanistiques sans le rattachement de sa voisine.
Ce projet découlerait ainsi uniquement de sa volonté (de Fricker) de créer un habitat social digne des attentes ouvrières, afin de leur donner «l’amour de la terre allemande». Le maire a conscience qu’il ne gagnera l’âme ouvrière que s’il est en mesure de «faire sortir les enfants ouvriers des arrières cours et de les faire grandir au soleil et à la lumière pour en faire des adultes allemands [6]».
Le Bürgermeister invoque la représentation de la classe ouvrière dans l’organisation du Opfering [7], proportionnellement inférieure à celui de la catégorie sociale des «employés, des agriculteurs ou des fonctionnaires». La classe laborieuse, constituant 48,8% de la population Barroise, se doit donc d’être conquise au nouveau régime au travers d’un projet social destiné à la faire sortir de sa précarité.
Il se projette en outre sur l’avenir de Barr en lui prédisant une forte extension industrielle après la guerre. (Ndlr : supposée bien entendu victorieuse pour l’Allemagne)
Par décret du 18 juillet 1942 [8], le chef de l’administration civile en Alsace accepte finalement le rattachement de Heiligenstein à Barr. Le 28 juillet 1941 la gestion administrative de la commune de Heiligenstein est confiée au premier adjoint du maire de Barr, Alfred Mangold. A partir du premier août 1942 Heiligenstein sera considérée comme un quartier de Barr et adoptera le nom de «Barr – Heiligenstein».
Sur un banc communal élargi, la voie est désormais ouverte pour la réalisation de cette cité ouvrière qui devait émerger après la guerre. Les archives ne possèdent hélas aucune esquisse de ce projet d’envergure. La réalisation d’autres cités ouvrières conçues et réalisées dans l’esprit de l’époque nous permet cependant d’avoir une idée de ce à quoi elle aurait pu ressembler.
Selon les préceptes agricoles de Walter Darré, le modèle de maisons individuelles offrant la possibilité de cultiver la terre allemande sous forme de petits lopins de terre aurait probablement prévalu dans la conception du projet.
​
[5] Archives municipales de Barr : Courrier du 6 Novembre 1941 du Landkommissar au Burgermeister de Barr.
[6] Archives municipales de Barr : Rapport du premier mars 1942 du maire au Landkommissar de Sélestat.
[7] L’« Opfering Elsass » est une organisation spécifique à l’Alsace que se voulait être l’antichambre d’une adhésion au NSDAP.
[8] Erlass des Chefs der Zivilverwaltung im Elsass vom 18.7.1942 Nr.2452
Photo Lucien BLUMER (1871-1947)
Archives de la Ville de Strasbourg
Photo Lucien BLUMER (1871-1947) datée de 1937
Archives de la Ville de Strasbourg
Photo Lucien BLUMER (1871-1947)
Archives de la Ville de Strasbourg
Cité modèle de Schittenheim, construite en 1937
source : Wikipédia
Photo Lucien BLUMER (1871-1947)
Archives de la Ville de Strasbourg
Projet de transformation du centre historique de Barr
Le déplacement géographique de la classe ouvrière barroise aurait eu pour conséquences l’abandon et la destruction des immeubles et des habitats considérés comme insalubres, soit bien plus de 50% des habitations qui existent en grande partie encore aujourd’hui dans notre cité.
La destruction aurait touché l’intégralité des cours et arrière-cours barroises, laissant uniquement en place les façades de rues. Un futur article traitera de cette transformation radicale du centre historique de Barr, prévue et en partie planifiée dès la fin de 1941.
​
​
​
A suivre ...
Cité ouvrière modèle nazi